Acte d’achat
QUELQU’UN
Tu viens d’acheter une maison
Dix pièces
réparties sur deux étages
Dans une banlieue beige
où la pluie a toujours l’air
moins réelle qu’ailleurs
Tu as signé les papiers ce matin
Tu as écrit ton nom
au stylo
sur l’acte d’achat
J’ai le droit de vivre quelque part
Tu t’es dit ça
Au moment de signer
tu as regardé ta main
et tu as été surpris
qu’un si petit mouvement
fasse de si grandes choses
Tu as pensé
au bouton qui déclenche les bombes
à la gâchette des fusils
aux « oui » chuchotés du bout des lèvres
Tu te tiens debout devant la maison
Derrière toi
des enfants jouent au ballon dans la rue
Ils sont en train de grandir
sans retour possible
Même s’ils essaient de toutes leur force
jouent et jouent encore
ils ne rajeuniront pas
Le monde rapetissera autour d’eux
ils pourront prendre le ballon d’une seule main
leurs manteaux seront trop petits
leurs pieds éclateront leurs chaussures
dépassant de leurs lits
Tu te dis ça aussi
Tes pas résonnent dans la maison
Vide
Il faudra beaucoup d’objets disposés
pour faire taire le son
Des tissus
du bois
des cadres
Lutter contre le vide
Les murs sont blancs
En t’approchant
tu remarques les fourmis
par centaines
qui marchent le long du mur
Elles ne transportent rien
pas de feuilles
pas de miettes
Elles avancent ensemble
avec du vide sur le dos
Elles grimpent les murs blancs
pour aller nulle part
À l’étage
dans la chambre
tu vois le quartier par la fenêtre
Les tondeuses
Les hommes qui poussent les tondeuses
Les voitures
Le terrain de tennis
Tu te dis que tout va de gauche à droite
À part la pluie
Tu découvres une boîte métallique
oubliée sans doute
par les anciens propriétaires
Tu penses à les rappeler
pour leur signaler l’oubli
Trop tard
Tu es en train de l’ouvrir
Sur la boîte une inscription
1950
Il y a soixante-dix ans
À l’intérieur
une enregistreuse
Tu appuies sur le bouton
Un mouvement simple
qui réactive le passé
Je m’appelle Francine
Vous êtes dans ma maison
si elle est toujours debout
Félicitations pour votre achat!
Gardez précieusement l'enregistreuse
et lorsque vous partiez
dites quelques mots avant le le laisser
aux prochains occupants
Je commence
Le salon est peint en jaune
On a un système de crochets pour les tasses
Les enfants sont dans la deuxième chambre
à l’étage
Des lits superposés
On a un problème de fourmis
Elles se baignent dans la machine à café
remontent les tuyaux du bain
se vautrent dans les draps des lits
Leurs intentions sont mystérieuses
Je m’appelle Éric
On vit ici
ma fille ma blonde et moi
J’ai peur pendant les orages
J’ai planté un jardin derrière
Le sous-sol a été converti en salle de musique
Les fourmis sont encore là
Elles meurent par centaines
sur le rebord des fenêtres
Je m’appelle Céline
Je vis ici toute seule
J’oublie de plus en plus
ce que je viens faire dans les pièces
J’erre dans la maison
souvent
en attendant je ne sais quoi
Je laisse le robinet couler
pour entendre un bruit
dans le silence de la maison
Les fourmis sont encore là
Je m’appelle Geneviève
Le salon est rouge
Ça me réveille le matin
le rouge
J’ai abattu un mur
pour voir le salon
à partir de la cuisine
J’ai froid souvent
Le toit fuit
Je m’appelle Alexandre
J’ai réparé le toit
Rien à faire pour les fourmis
J’ai des meubles rococo
et des cadres de Picasso
Les enfants jouent dehors
dans l’herbe
La peinture s'écaille dans le garage
Tu fermes l’enregistreuse
Le temps passe
La maison est restée en place
Tu te dis ça
Tu viens d’acheter une chose
qui traverse le temps
Dehors
la pluie se met à tomber
comme elle le fait depuis toujours
Le toit a été réparé
Tu vois
par la fenêtre
le voisin rentrer chez lui
pour se mettre à l’abri
Tu vois aussi
les enfants continuer de jouer
Tu te demandes si le monde aura une fin
Comme la tondeuse
comme l’amour
comme les manches de tennis
Tu t'aperçois que la porte est ouverte
Tu la refermes
sur le vide à remplir
_
Thomas Dufour
- mars 2023