le chant d’uhaïna


Au Printemps, quelque part en campagne, au crépuscule. Uhaïna est dans un petit boisé, debout sur une roche, devant un étang temporaire où chantent des centaines de grenouilles. Elle a une ceinture pleine de bâtons de dynamite autour du corps, et un dispositif pour le faire exploser dans sa main.

Ici, sur la terre qui m’a vue grandir

qui a nourri ma mère, ma grand-mère et toutes les autres avant elle

le territoire rétrécit, irrémédiablement

dévoré par les spéculateurs et autres assoiffés.

 

Cette terre prise d'assaut par leurs herbicides toxiques

sans notre consentement

empoisonnant ma mère

qui n’a pas survécu.

 

Il ne reste que moi ici

et mon père

fou de chagrin.

Puis, cet avis gouvernemental

 reçu comme si ce n’était rien

nous obligeant à céder

 une partie de nos terres.

 

Les travaux auront lieu aujourd’hui.

À  l’aube.

 

Ils viendront

avec leurs camions pompes leurs niveleuses

leurs pelles mécaniques

leurs rouleaux compresseurs

leurs camions bétonnières

 

engins de mort

pour tracer

une autre route

qui servira

à un autre carnage :

celui de la forêt au loin

la forêt intouchée depuis quatre centenaires

où plantes arbres champignons lichens mousses racines arbustes et fleurs

dont

on a oublié jusqu’aux noms

survivent encore et s’épanouissent

dans ce très petit carré vert

qui explose de vie.

 

Sans réfléchir.

Sans penser.

Sans scrupules.

Sans foi ni loi.

Il n’y a plus de lois.

Ça sert à rien qu’ils disent.

C’est une illusion une conspiration une hallucination.

Tout ça.

 

Ils viendront dès le lever du soleil et

ils aspireront l’eau de l’étang

et ses créatures à peine nées encore blotties au creux de leur coquille.

Ils aspireront

la grenouille des bois qui est toujours la première à chanter, lorsque la neige fond et que

l’air devient doux et parfumé.

Ils aspireront

la salamandre maculée

la salamandre à points bleus

les crevettes éphémères, ces petites fées aquatiques qui nagent à l’envers

 

la reinette faux-grillon

la tortue des bois

la salamandre à quatre orteils dont vous venez d’apprendre l’existence

La tortue mouchetée

le crapaud d’Amérique qui berçait mon enfance avec

son chant têtu

la reinette versicolore

la grenouille léopard.

Ces créatures aux noms magiques

qui dévorent les insectes qui eux dévorent les plantes

et qui servent ensuite de repas

aux renards, aux ratons et aux couleuvres rayées

aux quelques spécimens encore vivants de balbuzards pêcheurs

aux canards, aux bernaches, aux grands hérons et aux autres oiseaux.

Que mangeront-ils alors,

lorsqu’ils viendront avec

leurs pelles mécaniques

et rempliront de gravier puis de terre

les restes de l’étang

ensevelissant leurs milliers de descendants qui

ne verront jamais la couleur du soleil

et ne pousseront jamais leurs premiers cri?

.

Puis, avec leurs rouleaux compresseurs

ils aplaniront la terre

avec une joie sauvage

pour la recouvrir de ciment.

Sans penser sans réfléchir

dans le bruit et la fureur des moteurs extensions de leur

virilité.

Et moi debout

une presqu’enfant blonde avec la mort dans l’âme et

de la dynamite autour de la taille

debout sur ma roche

Je les attends.

 

Et la seconde où ils seront assez proches

J’appuierai

pour que leurs chairs empoisonnées soient déchiquetées par ma colère!

J’appuierai et l’explosion fera d’eux

des lambeaux sanglants

que se disputeront les coyotes au coucher du soleil

et mes larmes

mes larmes de fille inutile qui n’est plus / qui n’a plus rien à perdre

rempliront de nouveau l’étang d’une eau douce

éternelle

maléfique

et tout humain qui tentera de s’en approcher

sera séduit par mon chant

mon corps de presqu’enfant /ma chevelure blonde.

Et dès que son regard se posera sur mon corps

Il sera aspiré

au fond tout au fond

et  dévoré sans merci

par les créatures de l’étang ivres de rage

 affamées de vengeance  par des siècles de fuite

 et de lutte inlassable pour leur survie

à armes inégales.

Je vous attends.

   _

Nathalie Boisvert
- mai 2023